Ajouté le 2 févr. 2005
Retour inopiné aux sources de l’abstraction : la médiation d’un poète qui s’appelle personne.
par Gérard-Georges Lemaire
Il est difficile de nos jours d’imaginer qu’une polémique sur la diagonale ait pu diviser Pietr Mondrian et Theo van Doesburg au point de provoquer une rupture définitive entre les deux principaux peintres du néoplasticisme néerlandais. C’est difficile, mais ce genre d’affrontement théorique est au cœur d’une telle recherche. L’abstraction géométrique a été capable de soulever de violents débats et de provoquer des comportements sectaires. Ces polémiques font désormais partie de l’histoire de l’art du vingtième siècle.
Georges Troubat utilise la diagonale sans complexe. Mais il prend pour point de départ la période cubo-futuriste qui a pris son essor au début des années dix et a été le laboratoire formel des artistes les plus audacieux en Italie (le futurisme), en Grande-Bretagne (le vorticisme), en Espagne (le créationnisme) et dans bien d’autres pays européens et même aux États-Unis. Tous ces courants partagent des préoccupations communes, mais présentent aussi des différences notables. La relation que Troubat établit avec les préoccupations picturales de cette riche saison de l’avant-garde passe par un biais inattendu puisqu’elle s’opère par le truchement du poète portugais Fernando Pessoa. Ce dernier est l’un des cas les plus énigmatiques et donc les plus fascinants de la littérature moderne. Cette dimension mythique de son personnage commence sans nul doute avec son désir de se présenter masqué derrière une multitude d’hétéronymes, soixante-douze au bas mot. De tous ces noms d’emprunts, quatre prédominent, chacun d’entre eux incarnant une manière spécifique de penser l’œuvre poétique, chacun étant le héraut d’un genre, d’une école particulière. Le plus audacieux de tous, le plus révolutionnaire de tous dans son écriture est sans aucun doute l’ingénieur Alvaro de Campos, le champion du modernisme à tous crins. C’est l’auteur de l’Ode triomphal et de l’Ode marin et c’est aussi le rédacteur du manifeste baptisé Ultimatum. Fondateur de deux courants expérimentaux, le sensationnisme et l’intersectionnisme, conquérant de formes inédites, il se trouve à mi-chemin entre Walt Whitman et F. T. Marinetti. Sans trop bien savoir quelles ont été ses influences directes, il y a dans les vers sulfureux d’Alvaro de Campos l’écho des créations les plus novatrices de Guillaume Apollinaire, de Blaise Cendrars et de Tristan Tzara. Et quand, en 1917, paraît l’unique numéro de Portugal futurista, une revue fondée par Carlos Felipe Porfirio, Pessoa est de l’aventure. Pour leur grande majorité, les collaborateurs de cette publication sont les artistes que le poète retrouve souvent autour de la table d’un de ses cafés de prédilection, dont A Brasileira : Santo Rita Pitor, José de Almada-Negreiros. Dans les pages de cette publication éphémère, on retrouve les futuristes italiens (Marinetti en tête), Valentine de Saint-Point, Cendrars, Apollinaire, l’ami disparu, Mario de Sà-Carneiro. Le poète Pessoa y figure aussi à côté de son double inquiétant de Campos. Un autre peintre, Amadeo de Souza Cardoso, dont la vie est tronquée en 1918, oscille en permanence entre l’abstraction et la figuration.
Georges Troubat trouve dans cet univers en pleine effervescence non pas un paradigme ou une référence théorique, mais une plate-forme d’où s’élancer vers des horizons où ni le poète nommé Personne qui délègue l’ingénieur de Campos dans le futur pour définir « l’Homme-Complet », « l’Homme-Synthèse », et aussi « l’Homme qui serait à lui seul le plus grand nombre d’Autres », ni les autres poètes imaginaires et si prolixes ! qui représentent tous les genres de la poésie ancienne et moderne n’ont tout à fait osé se projeter. Et pourtant leurs visées se rapprochent : comme lui, Troubat fait reposer sa cause sur un paradoxe : c’est-à-dire une pleine idiosyncrasie esthétique ayant pour fondement la volonté d’éradiquer toute discursivité, tout sujet identifiable, toute subjectivité en dehors de celle qui se manifeste par le jeu des lignes, des plans, des volumes et des couleurs. Ses tableaux ne sauraient cependant être jugés exclusivement à l’aune d’un formalisme figé. Leur défi consiste à se limiter à des constructions dynamiques de formes géométriques complexes et irrégulières qui ont pour mission de faire surgir un continent d’émotions et de passions, d’impulsions et de méditations. En sorte que le peintre postule ses toiles comme autant de champs de tensions à la fois sensibles et intelligibles, qui s’opposent et se rapprochent pour donner naissance à un imaginaire ludique aux résonances dionysiaques alors que leur postulat est on ne peut plus apollinien. Le monde plastique de Georges Troubat n’est don pas un ultime avatar de l’abstraction, mais une tentative pour retrouver les intensités et les inventions poétiques de Fernando Pessoa dans une transposition libre et jubilatoire. Ce sont là d’intimes connivences et de profonds échanges au-delà du temps qu’un peintre se révèle à lui-même et aux autres.
Paris, janvier-février 2006.
AN UNEXPECTED RETURN TO THE ORIGINS OF ABSTRACT ART: THE MEDITATIONS OF A POET NAMED ‘NO ONE’
By Gérard-Georges Lemaire
Today, it is difficult to imagine that a disagreement over the subject of diagonals opposed Pietr Mondrian and Theo van Doesburg to the point of bringing the relationship between the two major figures of Dutch Neoplasticism to an end. But theoretical clashes are often at the center of such investigations, and violent debates have arisen on the subject of geometric abstraction, often provoking sectarian behavior. These controversies have become indissociable with the history of 20th century art.
Georges Troubat has no qualms about using diagonals, but his point of departure is the Cubo-Futurist movement which blossomed in the early 19th century. Cubo-Futurism was the formal laboratory for a number of movements: the audacious Italian Futurist movement, Vorticism in Great Britain, Creationism in Spain, and artistic currents in many other European countries and even in the United States. All these movements share certain concerns, but also feature important differences. Troubat’s relationship with the pictorial preoccupations of this rich, avant-garde period stems from an unexpected source: the Portuguese poet Fernando Pessoa. Pessoa is one of the most enigmatic and fascinating figures of modern literature. The mythical aura of his personality no doubt originates in the multitude of heteronyms – seventy-two in all – which he used as a disguise. Four of his personae predominate, each one incarnating a specific way of approaching poetry, each the herald of a genre, of a particular school. Alvaro de Campos, the engineer and diehard champion of modernism was without a doubt the most audacious of Pessoa’s heteronyms, the most revolutionary in all his works. The Triumphal Ode and the Marine Ode, and a manifesto entitled Ultimatum are attributed to him. The founder of two experimental movements, Sensationism and Intersectionism, de Campos was master of novel forms, and can be considered a cross between Walt Whitman and F.T. Marinetti. Not much is known concerning his direct influences, but his sulphurous verse echoes the more novel writings of Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars and Tristan Tzara. When the first and only edition of Portugal Futurista, a review founded by Carlos Felipe Portifio, was published in 1917, Pessoa was part of the venture. Most of those who collaborated in the publication were artists such as Santo Rita Pitor and José de Almada-Negreiros, whom Pessoa often met at one his favorite cafés such as the A Brasileira. The Italian Futurists led by Marinetti, Valentine de Saint-Point, Cendrars, his departed friend Apollinaire and Mario de Sà-Carneiro appeared in the pages of the ephemeral review. Pessoa the poet appeared as well, alongside his disquieting double de Campos. Amadeo de Souza Cardosa, a painter whose life was cut short in 1918, continually oscillated between abstraction and figuration.
Rather than a paradigm or theoretical reference, Georges Troubat finds in this effervescent climate a platform leading to horizons where neither the poet named ‘No one,’ who sends the engineer de Campos towards the future to define “The Complete Man,” “The Synthesis Man,” as well as “The Man Who Singly will be the Greatest Number of Other Men,” nor his other highly prolific, imaginary poets who represent every genre of ancient and modern poetry, have fully dared to project themselves. Even so, their goals come close to one another: as with Pessoa, Troubat’s cause lies in a paradox, an esthetic idiosyncrasy grounded in the determination to completely eradicate discursiveness, identifiable subject matter and subjectivity beyond that which is manifested through the interplay of lines, surfaces, volumes and color. Nevertheless, his paintings cannot be viewed as a sort of stilted formalism. Their challenge is to remain within the limits of dynamic constructions of complex, irregular, geometrical forms from which emerge a world of emotions, passions, impulsions and meditations. In this manner, the artist proposes each painting as a zone of sensitive and intelligible tensions which conflict and come together to give rise to an imaginary interplay with Dionysian overtones, although their premise is clearly closer to Apollo. George Troubat’s plastic universe is not an extreme incarnation of abstraction, but an attempt to achieve Fernando Pessoa’s poetic inventions and intensity through a free and jubilant transposition. These are the intimate connivances and profound exchanges that the painter reveals to himself and to us, beyond the realm of time.
Paris, January-February 2006.